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27 septembre 2010

Un père #7

Je me souviens de la première fois que je l’ai vue, c’était aussi la première fois que je revoyais mon père après son départ définitif. Assise à l’arrière d’Esther, la vieille 4L blanche dont le skaï fondait sous les cuisses et la porte passager tenait fermée grâce à un sandow, j’avais du mal à imaginer la raison qui avait poussé mon père à quitter ma mère pour une autre femme. Pas un instant je n’ai été effleurée de l’idée meurtrière que c’était moi qu’il avait quittée. Pendant de longues mais compactes années, je me suis considérée comme un dommage collatéral, une victime innocente qui n’avait rien à voir avec tout ça – qui n’avait rien vu, d’ailleurs.

Est-ce que j’en ai voulu à ma mère de n’avoir pas su le retenir ? C’est possible tu sais, tout est possible, je ne me souviens pas. Je lui ai demandé, anxieuse et dévorée de curiosité :

- « elle est comment, cette dame ? ».

- « et bien, elle a les cheveux bruns, et les yeux marrons, et elle n’est pas très grande […] Elle est un peu comme moi, tu vois. ».

- « mais, est-ce qu’elle est plus belle que toi ? »

- « mais non, je ne crois pas ! Elle n’est pas plus jolie… non, non. »

J’étais stupéfaite : je ne comprenais absolument pas pourquoi il l’avait choisie, elle, si elle n’était même pas plus belle que ma mère ! A l’époque, j’étais bien conne et loin d’imaginer que la vie n’était pas un conte de fées, où la seule beauté d’une femme lui attache un homme pour toujours.

Non, la vie n’est pas un conte de fées, et je crois qu'il faudrait dire la vérité aux petites filles. Les hommes ne tombent pas amoureux des princesses déguisées en servantes : ils épousent les peaux d’âne pour continuer de se faire servir quand ils ont quitté leur mère, c’est aussi simple que ça.

Non, les petites filles mal dans leur peau ne deviennent pas de belles princesses heureuses « à-tout-jamais » quand elles rencontrent leur Prince Charmant. Vaisselle après vaisselle, grossesse après grossesse, elles s’empâtent et se flétrissent, la peau se feuillette, où les veines violettes finissent par percer, elles exhalent l’eau de Javel et le Paic citron… et elles se pomponnent, une fois par semaine, revêtissent la robe couleur-du-temps, parce que, ce soir, on leur fera croire qu’elles sont encore belles, quelque part entre les culottes sales et le hachis Parmentier du mercredi.

Myriades de petites esclaves modernes, enfermées dans un rêve qu’on leur a vendu lorsqu’elles buvaient encore du Nesquick.

Armée de petits soldats courageux, trop heureux d’avoir un jour de congé par an, dévoués jusqu’à la mort à leur progéniture et à celui qui les « fait vivre », celui-là qui ramène le chèque, celui-là qui lit son journal, repos du guerrier bien mérité – tout ça, tout ça. C’est encore lui qui accorde, royal, le lave-vaisselle dernier cri et bon, on va avoir la paix maintenant, c’est une mutinerie ou quoi ?

Et de quoi pourrait-elle se plaindre, cette pauvre petite ménagère violette, alors que sa mère, sa grand-mère et des milliards de femmes avant elle n’ont pas eu de machine à laver Brandt et ont battu les draps de lin au lavoir, pour ravoir les traces de sperme des milliards d’hommes qui les ont pénétrées, la longue procession des maris, des fils, des frères, des oncles et des grands-pères ?

Les hommes n’ont pas épousé la princesse qui se cachait derrière l’apparence d’une humble servante, non. C’est la servante qu’elles promettaient humblement de devenir qu’ils ont choisie.

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Avant-propos

Lecteur, lectrice,
Mon nom est (presque) Coppélia Brulé et ceci est (presque) mon histoire. 
Génétiquement bizarre, tenant autant de la méduse que de l'homo erectus, j'essaye de vivre parmi les humains. 

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